En complément de l'article précédent Des Pomerols, sur un plateau, et au milieu un Reignac, j'ai eu envie de prolonger la réflexion avec une interview de Nicolas Lesaint, le "chef d'orchestre" du Château de Reignac

A la fois car j'aime beaucoup le blogueur, et ensuite parce qu'il me semblait particulièrement intéressant de questionner un "directeur technique" (un salarié, donc), responsable d'un grand domaine (70 hectares) en AOC Bordeaux Supérieur, sur ses problématiques, ses contraintes, sa vision de la viculture, son approche du métier, etc.

Forcément différente d'un vigneron propriétaire de quelques hectares dans une autre région viticole.

Nicolas s'est prêté au jeu, avec l'intelligence et la passion qu'on lui connaît.

Je l'en remercie sincèrement.

Parle-nous de ton parcours. Depuis quand travailles-tu au Château de Reignac ? Quelle fonction occupes-tu ?

Je suis arrivé au Château de Reignac au printemps 2009, en remplacement du chef de culture qui venait de décéder. Cela faisait 9 années que je travaillais sur une grosse structure de 300 hectares en Entre-deux-mers comme responsable agronomique. J’ai une formation d’ingénieur-agronome et d’œnologue, ce qui tout naturellement a permis de faire évoluer le poste dont j’ai pris la fonction.

A Reignac, je m'occupe de toute la gestion du personnel et des différents recrutements de l’entreprise pour ce qui est de la partie technique, je gère seul la partie viticole, la partie vinicole en collaboration avec Olivier Prévot qui est en poste au château depuis presque 20 ans, et gère le quotidien du secteur chai et expédition. Je m'occupe de la partie environnementale de la propriété et, depuis trois ans, j’interviens sur la partie communication via le Blog que j’ai créé (Blogreignac). Pour s'amuser, l'équipe administratif me surnomme le chef d'orchestre, je suis là pour faire le lien dans les différents services et proposer des améliorations techniques sur l'ensemble de la structure. Je suis l'huile dans les rouages pour que tout fonctionne bien.


Sur le site internet, j'ai lu que le domaine était conseillé par le célèbre oenologue Michel Rolland, à l'instar de nombreux domaines bordelais (cf. article précent). Peux-tu nous parler de cette collaboration ?

La collaboration avec Michel Rolland a débutée en 1990 lors de l'achat de la propriété par M. Vatelot. Celui-ci s'est attaché les services de M. Rolland pour faire monter le niveau qualitatif de la propriété, qui était alors en pleine restructuration. Aujourd'hui, nous avons doublé la surface plantée en vigne et le laboratoire Rolland est toujours là pour nous conseiller par l'intermédiaire de Mikael Laizet, qui est l'un des bras droits de Michel Rolland.

Mikael est là pour nous conseiller et, à ce titre, est présent tout au long de l’année pour les différentes étapes d'élaborations de nos vins et nous permet d'avoir toute la liberté d'orientation que nous souhaitons. En aucun cas, nous ne sommes cantonnés dans un principe de recettes techniques pouvant amener à une standardisation. Au contraire, de par nos différentes visites techniques que nous faisons toute l’année, nous choisissons avec Olivier certaines pistes de changements et Mikael nous aide à les tester en gardant en tête la typicité que l'on s'est choisie. Il nous permet de lever la tête du guidon quand nous travaillons et nous ouvre la fenêtre de ce qui se fait ailleurs nous donnant ainsi l'expérience du millésime en cours. Pour moi, il est capital d'avoir un conseil qui reste ce qu'il est, un conseil, si l'on ne veut pas tomber dans la routine de ses habitudes et de ses fausses convictions.


Quelles ont été les principales évolutions ou innovations que tu as apportées en termes de viticulture et de vinification ?

En termes de viticulture, un gros travail a été réalisé et continue de l’être sur les aspects nutritionnels. L’intervention d’un autre conseiller, Jean Pierre Cousinié, avec qui je travaille depuis 15 années, a été capitale pour Reignac pour améliorer les équilibres des vins et travailler sur la tenue des raisins vis-à-vis du botrytis.

Depuis 2010, nous avons basculé progressivement vers un arrêt des désherbages sur 50% de la surface plantée en vigne. Nous espérons aller plus loin, mais pour l’instant, il nous faudrait des moyens techniques et humains que nous n’avons pas.

Nous travaillons maintenant le plus souvent possible sur l’implantation d’engrais verts au sein du vignoble ce qui nous a permis de réduire énormément les apports de fertilisations extérieures autres que des composts.

Pour la partie vinifications, les deux plus grosses révolutions techniques auront certainement concerné le Blanc de Reignac qui a été totalement repensé pour être d’avantage sur le fruit, la minéralité et la fraicheur du vin en réduisant l’impact aromatique de la barrique. Deux petits œufs en béton on été achetés pour la vinification et la sélection des bois a été totalement changée.

La deuxième évolution aura été pour le Balthus, vinifié intégralement en barriques qui depuis 2009 n’est plus réalisé en 200% bois neuf mais 100% avec réutilisation de la barrique de vinification pour la fermentation malolactique et l’élevage. On garde ainsi tout l’intérêt de la fermentation dans le fût ce qui rend les vins plus accessibles rapidement et davantage respectueux du fruit.

Mon expérience de la certification ISO9001 et ISO14000 dans mon poste précédent nous a permis de rationnaliser un peu mieux le travail technique et d’intégrer la démarche du SME (Système de Mangement Environnemental) mis en place par le CIVB. Sans pour autant chercher la certification, nous souhaitons trop garder notre liberté vis-à-vis d’un label.

Peux-tu nous en dire plus sur la méthode de vinification et d'élevage brevetée par Monsieur Vatelot, le propriétaire du château ? Comment fonctionnent ces tins rotatifs OXOline ?

La partie brevetée par M. Vatelot concerne la vinification du Balthus. C’est un vin vinifié en barriques mais pour lequel nous avons un passage en cuve pour la réalisation d’une réelle préfermentaire à basse température, ce qui est très difficile à faire correctement en barriques. Le raisin ramassé à la main est trié et rempli une cuve tronconique sur pied équipée d’une vanne guillotine à sa base commandée pneumatiquement. La vendange encuvée est maintenue à 5°C pendant une semaine. L’ensemble est réchauffé puis levuré. 48h plus tard, le moût est écoulé dans une cuve voisine puis est utilisé pour remplir en partie les barriques de vinification. Ces barriques sont en suite mise debout de façon à ce que le fond modifié qui possède une trappe rectangulaire soit sous la vanne guillotine. On ouvre alors la vanne pour faire tomber la quantité souhaitée de vendange dans la barrique puis on ferme ma barrique. Celle-ci est alors couchée et introduite dans l’OXOline qui est une structure possédant des roulettes sur lesquelles les barriques vont être posées. Il suffit alors de faire faire des rotations à la barrique, plus ou moins par jour en fonction de l’avancement de la fermentation, pour travailler les marcs et extraire les composés phénoliques qui nous intéressent. Pour cela, une structure en T est fixée dans la barrique avant remplissage permettant de bloquer le marc lors des rotations et ainsi de le travailler. Sans elle, on a tendance à avoir un effet bouchon et le chapeau de marc reste en surface sans pouvoir être déstructuré.

Tu me disais que tu avais mis en place des partenariats de recherche avec l'Institut National de Recherche Agronomique (INRA). Peux-tu nous dire sur quoi portent ces travaux ?

En fait, deux équipes sont en place depuis deux ans. Comme nous avons une part de paysage très forte, 70 ha de vignes plantées sur 135 ha de propriété, 35 ha de bois d’un seul tenant et un étang de 8 ha, forcément, ce décors doit être une force pour tout ce qui est lutte alternatif et nous devons mieux le comprendre. Ainsi, une équipe a lancé une étude de biodiversité sur la population de champignons microscopiques et l’impact de la forêt sur leur présence et dans le vignoble et plus particulièrement un champignon appelé Ampelomyces, qui est un champignon prédateur de l’Oïdium.

La deuxième équipe travaille sur l’impact du paysage sur la présence du vers de la grappe. On n’en est qu’au début mais tout ceci reste une base de collaboration qui j’espère deviendra de plus en plus large sur davantage de sujets.


On sent dans tes écrits une grande ouverture d'esprit mêlée à une approche scientifique de ton métier, comme en témoigne notamment l'article "What I need is you", dans lesquels tu nous parles de tes doutes et de ton envie d'apprendre des autres et d'expérimenter, pour toujours faire mieux. En témoignent tes visites au Château Pontet-Canet ou au Château Mangot, par exemple, tous deux certifiés en agriculture biologique. Les vignobles du domaine sont conduites aujourd'hui, sauf erreur de ma part, en agriculture dite "raisonnée". Souhaiterais-tu faire évoluer vos pratiques vers l'agriculture biologique voire biodynamique ?

Nous sommes en effet en agriculture raisonnée mais sans certification parce que tout le monde aujourd’hui fait du raisonné. Je cherche à m’intéresser à tout en gardant à l’esprit qu’il y a du bon à prendre dans chaque système de culture. En effet, je suis quelqu’un de cartésien, peut-être un peu trop, et donc j’ai besoin de comprendre les choses et de dépasser la seule conviction. Donc forcément, le Bio et la Biodynamie m’intéressent. De là à l’appliquer à Reignac, il y a un grand pas à franchir. A cela, il y a plusieurs raisons. Déjà, nous nous trouvons à Bordeaux, en climat océanique, l’an dernier 1000 mm de pluie, donc des conditions difficiles pour le Bio. Nous sommes une propriété de 70 ha plantée à 6000 pieds par hectares cultivée par 4 chauffeurs. Je n’ai donc pas les moyens d’un Pontet-Canet qui, pour la même surface, en possède une douzaine. Ma réactivité en termes de traitements n’est donc pas assez grande pour pouvoir assurer une protection purement préventive sur une telle surface. Cela n’empêche que par exemple cette année sur mes 10 passages de traitement mildiou-oidium les cinq derniers étaient totalement Bio.

Est-ce que le passage en Bio me permettrait en l’état actuel des connaissances de garder la typicité pour laquelle nous sommes reconnus ? Je ne le pense pas. Nous changerions de vins, faut-il encore l’accepter.

Enfin, en rentrant dans le Bio et la Biodynamie, j’estime qu’on se ferme énormément de pistes d’améliorations en particulier avec les aspects nutritionnels, qui pour moi sont vraiment l’avenir pour ce qui est de se dispenser de certains traitements fongicides. J’en veux pour preuve tout le travail que je fais depuis cinq ans sur des programmes sans anti-botrytis mais avec certains soutiens foliaires à des moments clef du développement du cep de vigne et qui me permettent malgré l’absence de ces molécules de me rapprocher de la maturité habituelle. Ou encore 2013, où des bilans foliaires avant floraison ont permis d’identifier des carences en Bore, générales sur tout le bordelais, de les corriger et ainsi d’avoir une floraison normale et donc des rendements habituels alors que tout Bordeaux a vécu une année catastrophique de ce point de vue. Or ces produits, pourtant issus du médical et certifiables mais non certifiés par le fabriquant car ne souhaitant pas rentrer dans cette démarche, ne peuvent pas être utilisés suivant le cahier des charges BIO. Résultats : beaucoup de BIO et Biodynamistes que je connais ont subi le millésime et ont mis économiquement leur exploitation en danger.

L’important pour moi est de pouvoir garder la main sur un millésime et sur ce que l’on fait. Mais par contre, il est certain que l’évolution vers des modes de luttes plus « propres » est inéluctable, qu’il faut toujours progresser et que c’est de l’échange que naitront les améliorations à venir.

Je préfère pour l’instant travailler sur l’utilisation de produits, certes de synthèse, mais connus pour être entièrement métabolisés par le cep ou par les levures et ainsi ne laissant aucuns résidus dans les vins finis.

Ma femme travaille dans une exploitation en Biodynamie, les échanges sont donc quotidiens sur le sujet.

Enfin, dernière raison, je suis salarié du Château de Reignac et non propriétaire, j’ai donc des comptes à rendre en terme de quantité de vin produit ainsi qu’en terme de qualité et de typicité.

 

Propos recueillis en octobre 2014


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